Nous avons reçu des informations contradictoires de l’autre côté de la Manche sur la gestion de la Covid-19. D’abord, le gouvernement britannique a voulu éviter les mesures deconfinement et laisser « l’immunité collective » (herd immunity) se développer. Ensuite, un confinement strict a été mis en place, des membres du gouvernement ont été accusés de ne pas le respecter, et les étrangers qui voulaient entrer au Royaume-Uni se sont vus imposer une quarantaine. Comment évaluez-vous cette réaction en tant que citoyen américain travaillant à Londres ?
Paradoxalement, le gouvernement britannique a demandé au peuple britannique un sacrifice au nom de « l’immunité du troupeau », mais il a dû se sacrifier lui-même lorsque la maladie a atteint plusieurs membres du gouvernement dans leur corps. En quoi cela révèle-t-il une tension à l’intérieur de ce que Michel Foucault a appelé la transformation du « pouvoir pastoral » dans la biopolitique moderne, lorsque le pasteur n’est plus au-dessus du troupeau mais en fait partie comme un citoyen parmi d’autres ?
L’immunité collective repose sur un concept darwinien de l’immunité naturelle face aux mutations et à la sélection des virus dans la population, alors que la vaccination implique une intervention artificielle pour injecter un virus atténué dans la population. En tant qu’anthropologue médical, votre contribution théorique majeure à l’anthropologie et à l’immunologie, dans The Age of Immunology (2003), a été votre définition du système immunitaire en tant que « moteur de recherche » (search engine) qui gère le virus comme une information. Pouvez-vous expliquer comment cette définition remet en question la conception scientifique de la réponse immunitaire en tant que relation entre soi et non-soi, et la vision politique des virus comme des ennemis ou des envahisseurs ?
Il faudrait donc remplacer l’idée d’intolérance à un envahisseur étranger par celle d’une recherche exploratoire d’information. Cela signifie-t-il que le système immunitaire est curieux de nouvelles informations, comme une avant-garde militaire ou artistique ?
Votre premier travail en tant qu’anthropologue culturel, Foreign Bodies: Performance, Art, and Symbolic Anthropology (1992), portait sur la religion balinaise. Comment ce travail a-t-il influencé vos réflexions sur les relations entre les virus et le système immunitaire?
Comment cette théorie balinaise de l’immunité fait-elle contraste avec la tradition européenne depuis Descartes ? En quoi la conception balinaise des masques s’oppose-t-elle à celle du « philosophe masqué » ?
Comment voyez-vous la collaboration entre les sciences sociales et les sciences de la vie en temps de crise comme celle de la Covid-19, et en temps plus ordinaire de discussion sur les fondements des sciences ?
Les sciences de la vie se tournent vers les sciences sociales pour penser l’acceptabilité de leurs mesures de santé publique, mais vous leur présentez une image de ce qu’ils font à travers votre travail à Bali. Ils se reconnaissent dans cette image, mais elle leur est partiellement étrangère parce qu’ils sont influencés par des préjugés occidentaux sur l’immunité et sur les virus. Comment cette perspective balinaise sur l’immunité collective vous permet-elle de concevoir la relation entre vulnérabilité et solidarité dans les sociétés néo-libérales ?