Le demi-siècle de sécularisation quasi continue dans l’ensemble des pays européens a subi un coup d’arrêt, au moins en apparence, avec la visibilité accrue de la minorité musulmane au sein de nos sociétés. La réaction laïque, au moins en Belgique et en France, a eu comme effet boomerang, ces dernières années, de faire émerger des fractures au sein du monde laïque, ou à tout le moins, de les rendre, elles aussi, plus visibles.
En pratique, le débat entre laïques dans notre pays, comme chez nos voisins, est inséparable du rapport à l’islam et de la montée des fantasmes y relatifs. Les jugements empiriques sur la nature de cette nouvelle présence musulmane et sur les possibilités d’en faire - ou non - une composante de l’« identité européenne » sont pour beaucoup dans l’âpreté des polémiques. Mais les débats interlaïques ne se résument pas à l’évaluation portée sur le fait musulman. Ils traduisent bien l’existence de deux (au moins) conceptions de la laïcité parmi ceux qui s’en réclament. Ces deux conceptions, Cécile Laborde, dans Français, encore un effort pour être républicains, les baptise « officielle » et « tolérante ». Mais le mot « tolérant » est devenu (paradoxalement) tellement péjoratif au sein de la laïcité belge, qu’on préfèrera les appeler ici conception « orthodoxe » et « inclusive » (selon la formulation de Jean Baubérot). Trois thématiques phares divisent laïques orthodoxes et inclusifs ainsi baptisés : la neutralité de l’espace public, la question de l’école et la question de l’émancipation des femmes.
Je ne chercherai pas ici à donner une qualification « neutre » des positions respectives de la laïcité orthodoxe et de la laïcité inclusive, puisque je me situe clairement dans le deuxième camp. Mais il me semble que, sans trahir la pensée des uns et des autres, on peut dire très schématiquement, que là où la laïcité orthodoxe est plus attachée à rappeler les principes (position déontologique), la laïcité inclusive est plus sensible au contexte dans lequel ces principes sont amenés à s’exercer (position conséquentialiste).
Le dossier que La Revue nouvelle m’a très amicalement proposé de coordonner se veut une réflexion dégagée - dans la mesure du possible - du rapport obsédant à l’islam pour aborder le clivage interlaïque dans la perspective d’une compréhension mutuelle (ce qui est très loin, on le verra, d’une perspective de consensus). Il se compose grosso modo de trois parties.
Sommaire du dossier
Laïcités d’aujourd’hui / Marc Jacquemain
La neutralité de l’espace public, une notion confuse / Guy Haarscher
Neutralité : de quoi, pour qui, comment ? / Géraldine Brausch, Marc Jacquemain
Le pacte fondateur de la Belgique : un compromis léonin pour la laïcité ? / Jean-Pierre Nandrin
École et laïcité : très loin de l’enjeu du foulard / Zoé Genot
Le féminisme à l’épreuve du débat postcolonial / Fatima Zibouh
Du laïcisme de guerre (des civilisations) et des moyens d’en sortir sans renier ses principes / Firass Abu Dalu
L’expérience indienne de la laïcité / Stéphane Leyens
La laïcité au Québec : un débat de débats / Pierre Ansay