Nous sommes entrés dans l'ère numérique, cela ne fait plus aucun doute. Chacun est, plus ou moins, équipé d'instruments informatiques de communication et d'information : téléphone mobile, ordinateur portable ou fixe, smartphone, ipad, etc., et de toutes leurs déclinaisons... Les opérayeurs comme les équipementiers ne cessent d'améliorer leurs offres de services, créant, parfois abusivement, une démographie des objets techniques à l'espérance de vie limitée et à l'obsolescence programmée. Le critère demeure celui de la rapidité et non pas celui de la seule efficacité ; du reste, la plupart des utilisateurs avouent ne mobiliser qu'un faible pourcentage des possibilités que leur offrent ces moyens de communication particulièrement sophistiqués !
Curieusement, ces "machines intelligentes" semblent posséder une mémoire sélective, du moins leurs utilisateurs adhèrent-ils sans réserve "au tout nouveau tout beau", sans se soucier de son histoire et de sa préhistoire. Or, la cybernétique, dès son invention, aux dires des experts, allait tout révolutionner : le travail, la vie quotidienne, la santé, le logement, les loisirs, l'école, la communication, la biologie, l'art...
Les “futurologues” décrivaient dans le détail, et avec un enthousiasme d’enfants gâtés par le père Noël, la société informationnelle, l’avenir leur apparaissait radieux ! L’ouvrage de Norbert Wiener (1894-1964), Cybernetics or Control and Communication in the Animal and the Machine (1948), devint vite un best-seller et imposa ce terme de “cybernétique”, forgé à partir du grec, “action de manœuvrer un bateau”, d’où “l’art de gouverner”.
Un sculpteur, Nicolas Schöffer (1912-1992), inventeur du spatio-dynamisme, publie La Ville cybernétique (1969, Tchou), dans lequel il explique comment la “conscience cybernétique” va permettre à l’homme de “contrôler son destin génétique” et de parcourir, sans difficulté, les sept phases suivantes :
“1-La libération de la matière grise ; 2- Sa modification, 3- L’accélération évolutive ; 4- L’emprise constante et grandissante de l’esthétique rejaillissant sur le comportement de l’homme et sur sa modification ; 5- La tendance vers la dématérialisation de son environnement ; 6- La mainmise sur les espaces et 7- La mainmise sur le temps.” La “ville cybernétique”, quant à elle, combine des tours de 1000 à 1500 m de haut pour les activités liées au travail et des cités résidentielles “portées par de hauts pylônes” à 30 m du sol. Les autoroutes pour les voitures, comme la circulation des hélibus (hélicoptères collectifs) dans le ciel, sont régulées par l’ordinateur central. Les théâtres et équipements publics ne sont plus rigides, mais modulables et modelables selon les activités qui s’y déroulent, tout est en mouvement, y compris le “Centre de loisirs sexuels” (qui a la forme d’un sein, car l’auteur n’imagine que l’hétérosexualité !)…
D’innombrables prospectivistes ont également imaginé le logement domotique et, au fur et à mesure que les années passaient, les modifications technologiques en changeaient la physionomie, sans influer, à dire vrai, sur les réalisations. Ainsi, quand l’ordinateur central est devenu une pièce pour musée des techniques et que l’ordinateur personnel (et très vite portable) s’est imposé, ni la ville ni l’architecture ne l’ont véritablement intégré. Ce n’est que depuis une quinzaine d’années que de nouveaux experts, avec le même optimisme que leurs prédécesseurs, saluent la “révolution numérique”, qui repose sur la généralisation des flux et des réseaux. Le n° 292 d’Urbanisme (janvier/février 1997) proposait un dossier “Réseau” avec des contributions prudentes sur l’édification rapide d’une “cité virtuelle” ; seul William Mitchell listait les changements effectifs qu’il observait dans la ville américaine, suite à l’implantation des réseaux (Internet, le telecommuting…), comme la disparition de la banque à la suite de la multiplication des distributeurs automatiques et des guichets électroniques, qui depuis se substituent aussi aux gares, ou encore la fréquentation accrue des musées et des universités virtuelles... Quant à Michel Conan, il insistait sur le téléphone comme “appareil d’échanges multimédia”, capable de télécommander à distance les machines domestiques (four, chauffage, arrosage…), régler les factures depuis le métro, passer des commandes tout en marchant dans la rue, s’entretenir avec un collègue ou un membre de sa famille en attendant le bus, etc. Il annonçait également la mise à la disposition des citoyens américains, par les administrations, d’une masse incroyable d’informations leur permettant d’intervenir directement sur leur santé, leur formation, leur emploi, leurs impôts, etc. Son horizon était 2010 ; et il pointait une inquiétude pour les gouvernants : la possible montée en puissance du militantisme informatisé. Au lendemain de cette échéance, force est de constater que les gouvernements n’ont guère été mis en péril par la cyberdémocratie…
Avec Bruno Marzloff et son équipe de Chronos /1, dont Caroline de Francqueville, que je remercie chaleureusement, il s’agit avant tout de décrire ce qui existe déjà et d’en mesurer les impacts, tant “techniques” que “culturels”, sur les citadins, sachant que ceux-ci ne sont plus d’un quartier, d’une rue ou d’un immeuble, mais appartiennent à des aires numériques aux délimitations fluctuantes et hors-sol, tout en étant attachés aux lieux qui abritent leurs activités. Depuis quelques années, les TIC ont effectivement investi les pratiques, tant en ce qui concerne les mobilités /2 que les manières de communiquer (l’explosion des SMS), et le piéton branché a ainsi accès, en temps réel, aux informations indispensables à sa propre navigation urbaine. Il apprend (et découvre) la (sa) ville grâce aux apports variés et pratiques d’une alchimie communicationnelle qui combine, sans le savoir nécessairement, des données institutionnelles et commerciales à des actions spontanées d’internautes “indépendants”. Les différents articles réunis ici explorent ces nouvelles possibilités qui assurent indéniablement au citadin une qualité de service qu’il ne pouvait espérer auparavant dans un système centralisé, hiérarchique et distant. Parallèlement, les services publics se dégradent, sous le coup de la sous-traitance et de l’économie de leurs moyens, ce qui est compensé par des initiatives citoyennes de proximité. Là, nous touchons des comportements récents, il est encore trop tôt pour les analyser et en pronostiquer l’avenir…
L’ère du numérique façonne des aires qui contribuent au monde que chacun se construit, en permanence, pour exister (d’où des sociabilités virtuelles inédites favorisées par les réseaux sociaux, Facebook, par exemple). Ces aires numériques sont spatio-temporelles. En effet, elles s’inscrivent dans de nouvelles temporalités (l’instant, la simultanéité, la programmation différée…) qui confèrent à la géographie d’autres épaisseurs que la distance mesurée par le temps nécessaire à la parcourir à pied ou en voiture, rendant proche ce qui est effectivement loin en kilomètres et inversement… Ces aires numériques ne sont ni définitives dans leurs formes comme dans leurs usages, ni généralisables partout. Elles sont sujettes aux modifications technologiques et aussi et surtout à ce que les utilisateurs attendent d’elles. Ces derniers ne sont pas devenus insensibles à leur corps, et à leurs cinq sens, sous prétexte qu’une prothèse technique “fait tout, en mieux”, ils sont encore des êtres de chair et de sentiment, qui désirent éprouver.
Sommaire du dossier :
Editorial / Thierry Paquot
L'informatisation des villes vingt ans après / Gabriel Dupuy
"Habitèle" virtuelle / Dominique Boullier
Les ailes de la ville / Bruno Marzloff
Affichage numérique et ville interactive / Susanne Seitinger
Les atouts du "quotidien à distance" / Patrick Anghert
Mobilité, urbanité, génération numérique / Georges Amar
Une ville invisible en cours de domestication / Nicolas Nova et Fabien Girardin
L'information géographique cherche la bonne formule numérique / Stéphane Semichon
Urbanisme 2.0? / Caroline de Francqueville
Iphone City / Nick Roberts
Science-fiction urbaine / Emmanuel Eveno